mardi 24 février 2009

Mardi Gras




Michel Tibon-Cornillot, EHESS
ext. Destin du psychonaute occidental, de l'extase biochimique à la transfiguration des corps.


"Le psychonaute comme héros négatif de la modernité.


Par les effets neuropsychiques des stupéfiants, le toxicomane modifie son corps, son esprit et bien sûr sa perception des choses: il recherche et croit trouver cette transfiguration que l’on évoquait plus haut et qui est la fin la plus profonde de l’action scientifique et technique moderne. En ce sens, il présente une image archétypale du destin qui appelle l’homme moderne mais il le fait trop vite, de façon immédiate; non pas à la marge, il est au contraire un éclaireur bien trop avancé dont la témérité épouvante. Cette détestation en un mot est celle que produit en chacun la chronique annoncée de son propre destin et de celui de sa descendance: la transformation du destin biologique classique qui encore le nôtre et que les sciences et les techniques nous convient d’abandonner. Le toxicomane intériorise de façon paradigmatique cet abandon des amarres nous reliant à notre passé biologique et culturel qu’inaugurent en ces temps la génétique et la biochimie moléculaire; et cette figure prophétique est insupportable pour chacun d’entre nous car nous savons bien que nous serons, nous et nos descendants, obligés de naviguer vers ces horizons inquiétants sans avoir eu le moindre choix. Le toxicomane est biochimiquement “branché” sur la modernité; il en présente pourtant une parodie car il ne se transforme pas substantiellement: il modifie seulement ses conditions subjectives d’appréhension du monde et de lui-même et il le fait pendant des périodes limitées. Ses expériences sont en ce sens plus proches des techniques modernes du leurre, télévision, objets et “mondes” virtuels...tout ce qui se met en place devant nos yeux à l’intersection des nouveaux traitements numérisés de l’image, du son et du toucher. Le preneur de psychotrope ne retient de la biochimie que ses effets sur les conditions d’appréhension neuropsychiques du monde et de lui-même et s’il prophétise la vocation démiurgique des sciences et des techniques, il n’en présente, tel Saint Jean Baptiste, que l’à venir; le Christ vient après. Le messie annoncé par le toxicomane et le versant biochimique qui le nourrit, est l’homme substantiellement transfiguré: celui que l’on cherche à modifier, à améliorer par cet autre versant de la biochimie dans ses rapports avec la génétique moléculaire et le génie génétique. Chaque citoyen responsable qui cherche à s’informer sait que cet avenir est désormais possible; comment ne pas hésiter face à cet avenir radieux sur lequel il n’a moins que jamais de prises. Qui ne se méfierait, ne mépriserait ou n’aurait peur de ceux qui adhèrent trop vite et même courent au devant de ces projets. Le corps chimiquement pur du “drogué” profond fait peur parce qu’il annonce le corps transfiguré. Il ne retient de la chimie que ses effets neuropsychiques mais désire ceux qui sont à l’oeuvre dans la biologie moléculaire. Un train cache l’autre: l’inquiétante étrangeté que produit le toxicomane illicite renvoie vers une menace quotidienne, cette adjonction à muter, à purifier, à “eugéniser” qui se manifeste de plus en plus fortement dans les sociétés industrielles. Ainsi se précise notre chemin vers ce reste de l’ivresse de la drogue: du corps chimiquement pur il nous faut passer aux corps transfigurées.



Les corps imaginaires
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Quelle étonnante convergence, celle qui relie la mise en scène médiatique et institutionnelle du toxicomane «paroxystique» et le travail souterrain accompli par les membres du milieu médico-hospitalier et de l’industrie pharmaceutique afin d’initier des pans entiers de la population aux molécules des psychotropes licites ! Le vrai problème de santé publique n’était pas chez les «drogués», et ceux qui participaient à la diffusion de cette croyance au nom de la santé et de l’ordre, journalistes, médecins, personnels d’encadrement, psychologues, contribuaient bien involontairement à la mise en place de cette curieuse illusion d’optique grâce à laquelle l’attention de tous était attirée par les gesticulations des 100 000 toxicomanes «sauvages» et se détournait de la cohorte des douze millions d’intoxiqués légaux. Chacun voit bien en ce cas combien la maladie, la déviance et plus généralement les marges sociales sont investies de façon imaginaire par les médias, les acteurs de l’Etat et, de proche en proche, par la population. La charge imaginaire qui leste les approches de la toxicomanie en perturbe les contours et fait perdre le bon sens. L’évaluation devient irrationnelle selon les critères mêmes de la médecine moderne; plus grave encore, des comportements paradoxaux apparaissent et mènent ceux qui sont en charge des soins à provoquer la maladie. Mais ces pièges ne sont sans doute pas les plus inquiétants. On a noté la convergence entre la montée en puissance du rôle social donné au toxicomane accablé de tous les maux de la terre et l’entrée à bas bruit de segments (fort importants par le nombre) de la population française dans la consommation régulière de psychotropes légaux. Faut-il y voir plus qu’une coïncidence ? S’agit-il d’une forme complexe de diffusion de nouveaux comportements d’addiction aux psychotropes qui trouverait dans la désignation de boucs émissaires les racines de sa propagation à des milieux toujours plus larges. La perte du bon sens le plus élémentaire qui est apparue dans les milieux professionnels, surtout médicaux, en charge de la prévention contre les conduites addictives se manifesterait donc de deux manières : leur participation active, involontaire bien sûr, à la transmission de l’épidémie, leur aveuglement à propos de la disproportion entre des questions de santé fortement médiatisées et pourtant contrôlables, et la diffusion à grande échelle, mais silencieusement, de comportements ou d’infections hautement toxiques. Mais s’agit-il d’une perte de bon sens ? Comment répondre à cette question sans sombrer dans une volonté interprétative envahissante ? Il n’y a pas de complots, telle est la leçon permanente qu’apprend la sociologie; l’apparition de convergences, d’une certaine logique rassemblant des phénomènes sociaux apparemment très différents, est autrement plus significative quand elle n’est pas rapportée à des volontés explicites. Il n’y a pas eu de volonté explicite ayant pour objectif d’intoxiquer la population française (qui l’est déjà depuis longtemps grâce à l’alcool) mais il y a une logique interne imparable qui rassemble en un même faisceau le mouvement par lequel sont stigmatisés, enfermés et soignés les toxicomanes «sauvages» et grâce auquel sont initiés, introduits, encouragés à la consommation des psychotropes, des millions de Français. Cette convergence est pleine de sens et doit être étudiée pour elle-même : l’organisation des sociétés industrielles contemporaines, des institutions étatiques, des systèmes de santé, ne relève plus des descriptions et analyses faites par Michel Foucault mais de logiques bien différentes dominées par un projet global plusieurs fois signalé au cours de ces quelques développements, celui d’un État-laboratoire qui n’a plus pour tâche essentielle d’organiser de nouveaux systèmes de désignation du monde et des hommes, mais de transformer “objectivement“ le monde, les corps et les esprits dans une sorte de volonté collective de transfiguration."

Disponible intégralement là.




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